Uber s’est gargarisée ces dernières semaines avec le lancement de tests d’un taxi sans conducteur. «Si vous passez du côté de Pittsburgh, en Pennsylvanie, vous aurez peut-être l’occasion de croiser un drôle de véhicule qui paraît piloté par un super-héros. Mais détrompez-vous, il ne s’agit pas du tournage d’un film, mais bien d’une voiture autonome concoctée par le Centre de technologies avancées chapeauté par notre société», plaisante Uber dans un communiqué publié le 19 mai.
Derrière ce ton badin se dissimule une volonté très éloignée de toute philanthropie: manifestement, l’entreprise californienne planifie sans état d’âme la mort professionnelle des chauffeurs de taxi. C’est dans ce dessein qu’elle expérimente dans les rues de Pittsburgh un prototype de voiture autonome, une Ford Fusion équipée de dizaines de radars, capteurs et caméras. Début 2015, Uber avait d’ailleurs engagé 50 ingénieurs en robotique de la Carnegie Mellon University afin de développer cette technologie. Rien d’étonnant dans la mesure où elle est engagée dans une lutte à couteaux tirés avec son rival américain Lyft, qui travaille lui aussi sur un projet de taxi sans chauffeur.
Une phraséologie sécuritaire
Uber justifie la pertinence de cette solution par une phraséologie sécuritaire et un humanisme de façade qui devraient convaincre uniquement convertis et ingénus. «Les véhicules autonomes ont le potentiel de sauver des millions de vies et d’améliorer le confort quodidien des populations de la planète entière. Chaque année, 1,3 million de personnes meurent dans des accidents de la circulation. 94% de ces derniers sont dus à des erreurs humaines», argumente la société de mise en relation via smartphones entre passagers et chauffeurs. Elle poursuit: «Nous sommes convaincus que cette technologie permettra de réduire les bouchons et d’offrir un moyen de transport plus accessible et moins cher.»
De façon générale, Emmanuel Ravalet considère que la nouvelle logique introduite par Uber représente un bon pari. «Le système actuel des taxis connaît de grosses difficultés à s’adapter à la nouvelle configuration du marché. Par rapport aux acteurs traditionnels, la société californienne est plus réactive et fait preuve d’une excellente capacité d’adaptation. Sa manière de procéder est un message lancé aux chauffeurs de taxi», souligne le collaborateur scientifique au Laboratoire de sociologie urbaine de l’EPFL.
Dans certaines régions de Suisse toutefois, Uber n’est pas en odeur de sainteté, et c’est un euphémisme. Du côté de Genève et Lausanne, des associations de chauffeurs de taxi bataillent depuis des mois contre le géant californien à grand renfort de manifestations, de coups d’éclat et de pression sur les autorités. Cet activisme a porté ses fruits dans la Cité de Calvin où Uber a été frappée d’une interdiction d’exercer.
Président du Collectif des taxis genevois et l’un des artisans de la fronde contre l’entreprise de San Francisco, Marc Derveaux commente: «Par principe, nous ne sommes pas opposés aux avancées technologiques. En soi, la voiture autonome est une découverte satisfaisante. Tout dépend de l’usage qui est fait des innovations scientifiques. Notre révolte contre Uber s’inscrit en fait dans un problème de société plus large. Le progrès doit-il être au service de l’humain ou des intérêts financiers téléguidés par une caste? Dans le cas de la voiture autonome que prépare la société américaine, on peut sans autre parler de régression sociale, d’atteinte au bien-être général, de tentative de destruction du métier de chauffeur de taxi.»
Et Marc Derveaux de tirer la sonnette d’alarme: «Je doute de la culture sociologique du fondateur d’Uber. Travis Kalanick n’a jamais caché sa haine à l’égard de l’univers du taxi en général. Et sous le label du scientisme, il rêve de mettre l’humain au rancart.» Ces paroles n’effrayeront guère le colosse californien. Le groupe, qui pèse 50 milliards de dollars, emploie aujourd’hui près de 45 000 chauffeurs réguliers rien qu’aux Etats-Unis